Ce titre n’est pas de moi.
Je l’ai repris de l’article de P.Polman et A.Winston dans le HBR de Décembre 2021-janvier 2022 1. Tout d’abord parce qu’il pose une question essentielle à se poser quand on dirige une entreprise en 2022. Ensuite parce qu’il lance le thème de notre Newsletter de ce mois-ci, en faisant écho à l’article invité sur les fonds d’impact.
Nous vivons clairement une période charnière de transformation de nos sociétés : sont remis en question nos modes de production, de consommation, notre rapport au travail. Nos valeurs sont requestionnées collectivement et individuellement : qu’est-ce qui donne de la valeur et du sens à notre vie ? Comment rester indifférent.e face aux enjeux climatiques, aux déplacements des populations sous la menace de la guerre ou des catastrophes climatiques ? Devant les énormes enjeux énergétiques et alimentaires qui se profilent ?
La guerre en Ukraine a le triste mérite de l’électrochoc : ces problématiques un peu floues et lointaines sont devenues tout à coup réelles et tangibles.
Nous sommes nombreux à ne pas croire à l’écroulement du système capitaliste. Le travail et la liberté d’entreprendre resteront, du moins à court et moyen termes, des fondamentaux dans notre société. Pourtant face à la situation actuelle, ce ne sont plus des signaux faibles que nous renvoient les jeunes générations en refusant catégoriquement de travailler pour des entreprises qui n’opèrent pas de changements drastiques dans leur façon de produire.
Ainsi, nous voyons tous les jours de nouvelles initiatives lancées par des entreprises pour améliorer leur bilan carbone, réduire leurs déchets, transformer leurs installations afin qu’elles soient moins énergivores, moins polluantes en émissions de particules, etc.
Le constat de Polman et Winston est toutefois catégorique : les efforts actuels des entreprises sont insuffisants. La multiplication des actions « coup de poing » des associations activistes dénonçant notamment la maltraitance animale en sont une manifestation. D’ailleurs ces gestes peuvent nous déranger, sinon nous donner le sentiment d’être brimés dans nos libertés de consommer. On pourrait penser qu’elles sont le fruit d’extrémistes dont la seule volonté est de nous imposer la leur. On pourrait penser que derrière tout ça il y a une « machination anti-business visant à saper la libre entreprise 2 ». Si c’est le cas pour quelques organisations, n’y voir que machination serait une grave erreur. Elles sont le reflet du ras-le-bol collectif de nouvelles générations (notamment Y et Z) qui se voient hériter d’un monde qui marche sur la tête.
C’est un mouvement de fond pour exiger -ou plutôt pour obtenir– un véritable changement de paradigmes. Ces nouvelles générations ne sont pas passives : elles s’inscrivent comme parties prenantes, tant comme consommateurs que comme salariés. Quelle entreprise aujourd’hui pourrait se passer de ces jeunes et de leurs compétences (nouvelles technologies…) ?
C’est la fin d’un monde au profit d’une société nouvelle, où le bien-être collectif domine sur les bénéfices d’une minorité d’actionnaires.
Même la finance s’y met.
« Les résultats des sociétés qui se sont lancées dans des actions orientées ESG (environnement, société et gouvernance) dépassent ceux de leurs concurrents. Plus de 80% des fonds ESG ont surpassé leurs indices de référence en 2020 3. » Les investisseurs sont eux aussi devenus partie prenante dans ce mouvement poussant les entreprises à agir (à ce sujet lire l’article invité de A.Touchard LeDrian dans la suite de notre newsletter de mars).
Il faut donc faire beaucoup plus qu’un cahier des charges RSE. Selon les auteurs précités, pour aboutir à un véritable changement de paradigme, la solution doit viser « un impact positif net ».
Késako ?
La définition d’une entreprise à impact positif net est « une société qui améliore le bien-être de tous ceux sur lesquels elle a des retombées et ce à tous les niveaux : produit, site, région et pays et pour chaque partie prenante, y compris les salariés, fournisseurs, communautés, clients mais aussi les générations futures et la planète elle-même 4.»
« Les dirigeants doivent repenser ce qu’est une entreprise et comment elle contribue à changer le monde. » – Polman & Winston
Aucune entreprise n’est encore à impact positif net. Quand on voit les implications sous-jacentes, on comprend pourquoi. Cependant elles sont nombreuses à s’y atteler.
Le chemin proposé par Polman et Winston repose sur quatre piliers :
Servir les parties prenantes avant les actionnaires :
L’idée ici est de prendre soin des multiples parties prenantes pour améliorer les performances de l’entreprise de façon durable, ce qui profite ensuite aux investisseurs. Ce fut le cas de Unilever qui, dans son programme de vie durable, a travaillé de concert avec Unicef une campagne mondiale en faveur du lavage des mains par le savon désinfectant Lifebuoy.
Les objectifs de chacune des parties prenantes ont été rencontrées : les centaines de millions d’enfants et de nouvelles mères dans les pays pauvres ont ainsi modifié leurs comportements sanitaires, permettant de prévenir des millions de décès liés à des maladies facilement évitables. Unicef a réussi sa mission d’aider à répondre aux besoins vitaux et à l’épanouissement des enfants. Les salariés d’Unilever et spécifiquement ceux de la marque Lifebuoy ont eu la satisfaction et le sentiment d’avoir sauvé des vies. Et les ventes de Lifebuoy, marque jusqu’alors vieillissante chez Unilever, ont repris de plus belle et récompensé les actionnaires.
Assumer tous les impacts de l’entreprise :
L’entreprise ne devrait pas « externaliser son sens des responsabilité » : elle doit prendre conscience des conséquences sociales et environnementales de ses activités. C’est vrai aussi pour les retombées qu’elle considère comme indépendantes de sa volonté. L’exemple de Facebook et des ravages des fake news en est la parfaite illustration. Nul besoin de dire à quel point ce pilier constitue une véritable révolution !
Créer des partenariats et travailler avec ceux qui vous critiquent :
Pour changer les choses, rien de mieux que d’intégrer à la table de réflexion des gens qui opposent une autre vision et ont des compétences dont vous ne disposez pas en interne. C’est souvent le cas des différents groupes de pression. Bien souvent ils ne se contentent pas de dénoncer mais disposent d’études et de données pouvant s’avérer fort utiles pour trouver des solutions innovantes. Leur esprit critique peut grandement contribuer à améliorer les pratiques de l’entreprise.
samsung et patagonia travaillent ensemble pour avoir un impact positif sur le monde
Gérer les problèmes de façon collective améliore la résilience pour tous (toute une industrie par exemple) et réduit les risques de chacun. Pour opérer un changement systémique, c’est un outil remarquable. Il permet de « faire ce qui est juste mais plus difficile à réaliser seul 5 » en gommant les inconvénients d’être le premier à se lancer.Un bel exemple des mérites de cette approche est le travail collectif entre une association de consommateurs et des entreprises dans le but de normaliser la taille des palettes d’expédition. Le résultat fut de grandes économies d’argent et de carburant (donc réduction de CO2) liées à l’optimisation de l’utilisation de l’espace chargement des camions.
Relever les défis systémiques en repensant leur plaidoyer et leurs relations avec les gouvernements:
L’idée ici est d’identifier comment ne plus opposer les solutions vertueuses avec la création de valeur commerciale et sociétale en travaillant de nouveaux types de relation entre les 3 piliers du socle sociétal que sont : le secteur à but lucratif, la société civile et le gouvernement. Ce que les auteurs appellent le « plaidoyer positif net » consiste pour les entreprises à « approcher les gouvernements de manière ouverte et transparente, afin d’améliorer les règles du jeu, aider les décideurs politiques à atteindre leurs objectifs et résoudre des problèmes plus importants dans l’intérêt de tous 6 ».
La différence avec les lobby traditionnels réside dans la volonté d’opérer un changement systémique à l’échelle d’un pays ou de la planète, au bénéfice de toutes les entreprises et non pour le bénéfice d’une seule entreprise. On cite ici l’engagement de Microsoft à avoir un bilan carbone négatif d’ici à 2030 et une neutralité carbone rétroactive d’ici 2050 (compenser toutes ses émissions depuis sa création en 1975), en se branchant notamment que sur des réseaux « 100% propre ». Résultat : encourager la transformation à grande échelle des réseaux électriques.
Ce cheminement vers un impact positif net est explicité par de nombreux exemples issus des géants économiques mondiaux : Unilever, Ikea, Apple, Alcoa, Audi, Microsoft…Il est certain que la puissance de frappe de ces mastodontes peut constituer un accélérateur formidable pour transformer nos modes de production et apporter des solutions globales à des problèmes systémiques globaux. Leurs actions en ce sens sont essentielles.
Si inspirant qu’il soit, ce cheminement pose néanmoins deux questionnements de taille :
Question 1 : Comment assurer l’impartialité de cette entreprise ?
Ou même la justesse de sa conception du bien-être collectif alors qu’elle intercède directement dans les sphères gouvernementales et même supra-gouvernementales ? Comment ne pas risquer de mettre en place un nouveau système hégémonique où quelques entreprises mondiales posent les nouvelles normes du bien-être collectif ?
Il n’y a pas encore de véritables réponses « juridiques » à ces questions. La réponse la plus sincère en terme commercial repose sur la raison d’être de l’entreprise, sur les objectifs qu’elle s’est engagée à atteindre et les actions qu’elle pose concrètement, année après année, pour y arriver. On ne peut nier l’engagement remarquable de certaines marques comme Patagonia dans le respect des parties prenantes ni ses actions pour réduire son impact en tant qu’entreprise.
Les partenariats que l’entreprise noue peuvent aussi jouer un rôle de garde-fou. Ils permettant l’émergence de solutions impossibles à envisager pour une entreprise seule et ouvrent sur une vision plus large des problématiques et des solutions systémiques. Travailler avec des groupes de pression autrefois « ennemis » de l’entreprise apporte une nouvelle gouvernance qui mérite d’être considérée. Les impacts de la mise en action des géants économiques vers un impact positif net peuvent être considérables.
Question 2 : Quid des PME ?
Comme c’est souvent le cas des articles publiés dans les grandes revues, on y retrouve aucun exemple lié à la PME ou autres types d’entreprises de moyenne et petite tailles. La méthodologie proposée par Polman et Winston est réellement intéressante cependant on voit mal la PME se coller à certains aspects clairement hors d’atteinte…à court terme.
Dans sa grande majorité, le tissu économique mondial est composé de TPE et PME. C’est aussi le cas en France et au Québec. Ainsi peu de dirigeants d’entreprise ont le sentiment d’être suffisamment puissants pour pouvoir changer l’économie mondiale. Alors, qu’y peuvent-ils ? Les mots sages de Matthieu Ricard nous rappellent que « nous ne pouvons changer que ce qui est en notre pouvoir ». Et quel pouvoir ont les chefs d’entreprises ? Ils ont celui d’orienter la vocation de leur entreprise, et comment elle l’assume.
Ça commence donc par leurs propres objectifs d’entrepreneurs :
À quoi veulent-ils œuvrer ?
Quel rendement souhaitent-ils obtenir ?
Quels moyens leur semblent justifiables pour y arriver ?
J’ai toutefois été (agréablement) surprise de constater que le travail que nous faisons depuis plus de 10 ans avec nos clients inclut déjà tous les éléments des 4 piliers de Messieurs Polman et Winston. Ainsi, ce qu’ils présentent comme « les options essentielles pour prospérer aujourd’hui et gagner à l’avenir 7 » est déjà bien en œuvre au sein de belles PME européennes et nord-américaines. A des échelles géographique et politique plus modestes, c’est certain.
D’ailleurs c’est bien là que résident les avantages des PME : dans leur taille et leur souplesse. Et si elles ont les épaules moins larges que les Unilever de ce monde, elles sont beaucoup plus nombreuses et peuvent articuler la transformation avec beaucoup d’agilité pour faire face à ces nouveaux défis. Et ça tombe bien : y’a tout un tas de jeunes qui recherchent à travailler au sein d’entreprises bien engagées pour le mieux-être collectif.
1 : Paul Polman et Andrew Winston, « Le manifeste pour l’économie à impact positif net : L’existence de votre entreprise rend-elle le monde meilleur ? », Harvard Business Review, Décembre 2021-janvier 2022, pp.31-38.
2 : Ibid, p.33
3 : Ibid, p.32
4 : Ibid, p.32
5 : Ibid, p.36
6 : Ibid. p.37
7 : Ibid. p.33