Avant 2019, la Raison d’être d’une entreprise était avant tout un énoncé de mission, un concept issu du marketing répondant au fameux « pourquoi » du Cercle d’or de Simon Sinek¹.
Depuis la Loi PACTE de 2019, la Raison d’être est inscrite au Code Civil qui lui octroie le pouvoir d’enrichir l’objet social de l’entreprise (son but lucratif) d’un « intérêt social » c’est-à-dire de la prise en compte des enjeux sociaux, sociétaux et environnementaux inhérents à son activité. Autrement dit : ses contributions à l’intérêt social peuvent dorénavant être inscrites dans ses statuts.
C’est la naissance de la qualité de Société à Mission.
Cet acte engage formellement les dirigeants et les actionnaires à déployer les moyens nécessaires (financiers, humains, logistiques) pour poursuivre cette mission². L’atteinte des objectifs est vérifiée tous les 2 ans par un organisme tiers indépendant (OTI).
En décembre 2022 on franchissait le cap des 1000 Sociétés à mission en France.
De son côté la RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) est née aux USA dans les années ’70, d’une volonté de démontrer la contribution des entreprises aux enjeux du développement durable. Elle s’est immiscée lentement dans le monde de l’entreprise en France et en Europe, souvent motivée par la nécessité de mise en conformité avec de nouvelles normes, plus ou moins contraignantes. On a vu émerger dans l’entreprise des postes dédiés comme Directeur/trice RSE, responsables de bâtir et faire respecter un cahier des charges convenu avec la direction.
Depuis, cette dynamique RSE s’est accélérée voire même s’est élargie plus particulièrement en Europe et en Amérique du Nord avec l’apparition de labels plus fondamentaux tels que B Corp. On dénombre plusieurs dizaines³ de labels, normes et autres certifications RSE, juste en France.
On a vu ainsi des entreprises, par ailleurs fortement décriées pour leurs impacts sociaux ou environnementaux négatifs, œuvrer à construire en discours RSE visant à démontrer leurs différentes implications positives dans la société. L’arrivée des réseaux sociaux dans les années 2000 a levé le rideau sur ce qui est dorénavant connu sous le nom de greenwashing.
Comment faire confiance au discours d’une entreprise qui fait d’une main de contraire de qu’elle fait de l’autre main ?
Tout ici est affaire de crédibilité ; passer du greenwashing ou greenwishing est tout un défi qui implique pour l’entreprise d’investir l’écoute et la transparence au-delà d’offrir un produit ou service de qualité. Dans un monde où les fakes news et les hoax gangrènent nos compréhensions, créer de la confiance devient le maître-mot.
La RSE est morte. Vive la Raison d’être.
Pour cette raison, si hier encore les enjeux d’éthique ou d’engagement sociétal et autre, pouvaient se gérer de manière ensilotée — par un poste RSE — il en sera de moins en moins le cas demain. Aujourd’hui, « les Français attendent des entreprises qu’elles s’engagent de plus en plus. Ils reconnaissent sans doute que l’entreprise est un puissant levier d’action« , comme le précise Emery Jacquillat, président de la Camif et de la communauté des entreprises à mission lors de la présentation, le 31 mars 2023, du 6ième Baromètre des entreprises à missions⁴. Les Français plébiscitent à 81%⁵ l’évolution d’une communication sur les engagements des entreprises : cette notion de Raison d’être parle plus que jamais au public puisqu’un Français sur deux y est sensible et chez les jeunes ce sont même deux jeunes sur trois pour qui cela résonne.
Ce qui est particulièrement intéressant c’est que la crise Covid19 a réveillé dans bon nombre d’entreprises une réflexion sur leur réelle Raison d’être et cela en résonance avec l’évolution de l’opinion publique : 61% des entreprises en 2022 ont évoqué ou présenté leur Raison d’être, qu’elle soit ou non inscrite dans leurs statuts contre 47% en 2021.
La Raison d’être de l’entreprise ne pourra se construire de manière crédible que si elle rayonne sur l’ensemble de la chaîne de valeur avec tout ce que cela implique de cohérence. Ainsi il faudra apprendre à renoncer à certains matériaux, certaines offres, certaines collaborations pour asseoir notre crédibilité.
Jusqu’à récemment, l’opinion publique jouait les lanceurs d’alerte improvisés. Aujourd’hui sont venues s’ajouter les procédures judiciaires. Bref : fini de rigoler !
La RSE – hier encore cantonnée dans un coin de l’organigramme – devient l’affaire de tous et toutes et ses ingrédients d’hier encore éparpillés devront désormais se structurer et participer au positionnement de l’entreprise de manière plus ambitieuse, cohérente et vigilante.
Ce ne sont plus les directions RSE qui auront à charge de faire respecter une quelconque Raison d’être partielle mais l’ensemble de l’écosystème de l’entreprise qui devra l’assumer.
Bien sûr cette mutation ne se fera pas aisément : 25% des entreprises ayant évoqué leur Raison d’être en Assemblée Générale n’ont pas présenté en 2022 d’engagements concrets. On est encore loin de la coupe aux lèvres.
Mais la dynamique est là : plus vite les entreprises en saisissent l’importance, mieux ce sera. De fait les clients évoluent vite et leur grille de lecture des marques et des entreprises aussi.
On constate déjà à travers les soucis de recrutement émerger les attentes des salariés concernant précisément cette fameuse Raison d’être.
26% des jeunes mettent le partage des valeurs au centre de leurs priorités d’emploi et ce n’est qu’un début. En effet, la raison d’être des jeunes – la vie ce n’est pas que le boulot – ne serait-elle pas le nouveau fil conducteur de leur relation au travail, donc à l’entreprise ?
Les entreprises qui estiment que cette démarche de Raison d’être est secondaire ou superficielle s’exposent à terme à des risques de déclassement sinon de banalisation.
660 000 salariés travaillent désormais pour une société à mission (22% de plus en un an). Beaucoup évoluent au sein d’une grande entreprise (86% de l’effectif total des sociétés à mission). Mais, pour autant, 91% de la communauté sont des micro-entreprises et des PME (915 sur les 1008 entreprises à missions).
De fait, la RSE nous apparaît de plus en plus comme une étape dans l’histoire de l’engagement responsable de l’entreprise.
La crise actuelle que nous vivons où se conjuguent pandémie, difficultés d’approvisionnements, inflation, pénurie énergétique et géopolitique est un facteur de remise en question majeur de nos croyances et nos modèles.
Et parmi celles-ci la Raison d’être de l’entreprise.
Et si la Raison d’être des entreprises de demain était le contributing ?
Aux USA, on aborde le sujet en évoquant le virage du marketing vers le contributing⁷. Denis Gancel, enseignant à Sciences Po l’évoquait en 2020 : « Nous faisons face à un nouvel art de la marque. Le marketing laisse place à une discipline plus respectueuse, plus douce, plus accompagnante, mais aussi moins agressive, moins condescendante et moins arrogante. »
Il donnait un bel exemple de ce « néoplaisir » de la marque :
« Prenons l’exemple de McDonald’s. Abandonner les pailles, ça peut paraître anecdotique. Mais en réalité, c’est très signifiant. Déjà, parce que c’est impliquant : ça demande de revoir toute la chaîne de production. Et ensuite, parce qu’en tant que leader mondial de la restauration rapide, je dois prendre en compte les préoccupations de mes consommateurs. Sinon, ces derniers vont préférer mes concurrents qui s’engagent, à qualité égale. »
Volvo voitures décide de partager avec l’ensemble de l’industrie automobile mondiale le résultat de ses données d’accidentologie (40 ans de crash tests)⁸ avec son projet Equal Vehicules for All.
Volvo voitures se présente ainsi comme une entreprise qui élargit son champ d’intervention en ayant à cœur le bien-être commun : tant pis pour le sacro-saint « avantage concurrentiel » et tant mieux pour la sécurité collective. C’est ce qu’on appelle « élargir la valeur de sa marque ».
On voit par ces exemples – partiels on en convient – une réévaluation progressive du rôle de l’entreprise par sa prise de conscience de dimensions plus larges que le simple profit : on voit aller des entreprises qui réfléchissent à leur rôle par rapport aux défis de notre planète, tant environnementaux que sociaux sinon sociétaux. Ceci est un processus évolutif mais clairement porteur de sens à l’avenir tant pour les stakeholders (parties prenantes) que pour les shareholders (actionnaires).
Conséquence organisationnelle et opérationnelle : la Raison d’être revisitée dans le sens du contributing implique une responsabilisation croisée de ces engagements et sans doute une réévaluation de la place de la direction RSE.
La RSE n’est plus une direction parmi d’autres : la RSE se réinvente plutôt à travers une Raison d’être élargie et surtout partagée à l’horizontale à tous les niveaux de l’entreprise, solide défi en termes de mobilisation et de management.
Un bel atout en termes d’attractivité tant pour le marché que comme marque employeur.
Auteur : Patrick BEAUDUIN
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¹ Simon Sinek, Ted Talk “How great leaders inspire action”, 4 mai 2010 (https://www.youtube.com/watch?v=qp0HIF3SfI4)
² Comment devenir une société à mission ? Bercy Info, 03/05/2022
³ https://www.desenjeuxetdeshommes.com/blog/le-faq-des-labels-rse/
⁴ Plus de 1 000 sociétés ont le statut d’entreprise à mission, Philippe Lesaffre le 31 mars 2023, Epoko.fr
⁵ Epoka – Harris Interactive mars 2022 « Quelle confiance dans la prise de parole des entreprises ? »
⁶ Philippe Lesaffre, op.cit.
⁷ https://www.ladn.eu/archives/ecole-de-la-marque/marketing-mort-contributing-denis-gancel/.
⁸ https://www.volvocars.com/intl/v/car-safety/eva-initiative-cars-equally-safe